Chapitre 16 : Soupe aux légumes...
Assise dans le bureau de Queen, Sariane incantait, puisant l'énergie dans la puissance chaotique qui l'habitait. Elle modelait cette énergie de ses mains, la faisant cristalliser. Quand elle sentit que Bugderam gagnait du terrain, elle mit fin au sortilège. Quand elle ouvrit les yeux, elle découvrit un petit dragon d'émeraude, brillant d'une faible lueur. Durant quelques secondes, elle admira la précision de son oeuvre. Enfin elle se leva et alla le poser avec les autres sur une étagère.
- Il est bien plus gros que les précédents, se réjouit-elle.
- Tu progresses vite, confirma Queen. Mais nous sommes encore assez loin du but.
- Cela fait déjà deux mois que je m'entraîne, soupira la jeune magicienne.
- La magie prend du temps... Mais assez travaillé pour aujourd'hui, tu es épuisée, allons manger.
- Avec plaisir, sourit Sariane, réalisant soudain à quel point elle était affamée.
Quittant le bureau, les deux magiciennes rejoignirent la salle à manger où les attendaient Wi'tch, Arkania et Splach.
- Ah ! Vous voilà enfin ! S'exclama ce dernier en s'empressant de saisir le plat le plus proche et de se servir copieusement.
- Tu pourrais attendre qu'elles soient assises, fit remarquer Arkania avec une moue désapprobatrice.
- Ça fait une heure qu'on attend, grogna le nain entre deux bouchées.
- Aucune éducation ces nains, soupira la voleuse. Puis, reportant son attention sur Sariane, elle ajouta : L'entraînement avance ?
- Elle progresse bien, à ce rythme-là elle devrait être prête dans un mois environ, répondit Queen.
- En'or un mois à pa'ienter i'i ? Grogna Splach, la bouche pleine de rôtis de veau aux herbes.
- Personne ne te retient si tu n'aimes pas notre compagnie, répondit sèchement Wi'tch.
C'est alors qu'un petit cri aigu retentit. Il fut rapidement suivi d'une gerbe de soupe jaillissant de la soupière posée au centre de la table et aspergeant tous les mangeurs attablés.
- Hama ! S'énerva une Sariane dégoulinante de soupe aux légumes. Combien de fois faudra-t-il te répéter de ne pas grimper n'importe où ? Et regarde-moi quand je te parle !
Lentement, une petite tête simiesque couverte de morceaux de carottes et de choux émergea timidement de la soupière.
- Recommence encore une fois et je te transforme en poisson rouge ! Menaça la magicienne.
À ces mots le petit singe terrorisé disparut à nouveau dans la soupière.
- Et sors de là maintenant ! Hurla Sariane.
- Ce n'est pas si grave que ça, tempéra Arkania qui avait été moins touchée par le raz de marée.
- On voit que ce n'est pas toi qui a cuisiné tout ça, grogna Wi'tch.
- Je pourrais avoir de la bière ? Demanda Splach qui, tout à son repas ne semblait même pas avoir noté l'incident.
***
Tout n'était que ruine. Autour d'elle s'alignaient des bâtiments effondrés ou calcinés. Certains avaient explosé, dispersant leurs débris à des dizaines de mètres à la ronde. D'autres semblaient miraculeusement intacts mais quand elle les contournait, elle pouvait constater que seule une façade avait résisté. C'était un spectacle de désolation et de mort, sous le ciel rouge sang qui avait remplacé l'azur d'autrefois. Mais le pire, c'était les corps... Elle ne les avaient d'abord pas remarqués dans ce paysage ravagé mais depuis qu'elle avait aperçu le premier – celui d'une petite fille d'à peine cinq ans tenant encore une peluche déchirée serrée dans ses petits bras – elle ne voyait plus que cela... Ils étaient partout. À demi-ensevelis sous les gravas, carbonisés en plein milieu de la rue, réduits en miettes par une violente explosion ou simplement adossés à un mur, immobiles, le regard vide...
Sariane sentait les larmes d'impuissance couler sur ses joues alors qu'elle avançait lentement dans la cité dévastée. Elle déambulait au hasard dans les roues, anéantie par l'horreur de ce spectacle macabre... C'est alors qu'elle entendit des voix provenant d'une maison dont la moitié du toit tenait encore.
- J'ai faim maman, gémissait une petite fille.
- Je sais ma chérie... Mais si j'utilise la magie, Il risque de nous retrouver...
Sariane s'approcha tandis que la petite fille sanglotait tristement.
- Bon, je vais nous préparer quelque chose à manger, soupira sa mère. Si on meurt de faim, ça n'aura pas d'importance qu'il nous retrouve...
Elle incanta lentement, chuchotant comme si le moindre bruit pouvait attirer le monstre qui avait détruit la ville.
Quand elle atteignit la petite maison, Sariane aperçut d'abord une petite fille d'une dizaine d'années engloutir avidement une bouchée de pain frais. Ses vêtements sales et déchirés ne parvenait pas à dissimuler sa maigreur... Tournant la tête, la magicienne s'intéressa à sa mère et sursauta brusquement. Elle connaissait la femme qui se tenait devant elle. Elle était plus âgée que dans sa mémoire, sans doute vieillie par les épreuves qu'elle avait traversé, mais c'était bien Wi'tch, aucun doute possible.
- Oui, c'est bien ma mère, souffla une voix où perçait la tristesse. Peu avant que... mais les mots restèrent coincés dans sa gorge.
- Morgana ? Murmura Sariane en reconnaissant la Magicienne Bleu qui se tenait à côté d'elle.
Celle-ci hocha la tête en guise de salut.
- Alors cette petite fille, c'est toi... Réalisa Sariane en regardant la fillette avaler quelques gorgées d'eau, soupirant d'aise, comme si cela avait été la meilleure boisson qu'elle ait jamais bu.
- Nous sommes dans mes souvenirs, confirma Morgana.
- Que s'est-il passé ? Pourquoi me montrer cela ?
- Tu verras... Tu comprendras bientôt...
Elle regardèrent en silence la mère et la fille terminer leur repas.
Soudain, Wi'tch s'immobilisa. Dans ses yeux, Sariane vit défiler d'abord la terreur, puis la colère et enfin la tristesse et la résignation. Elle prit sa petite fille dans ses bras et murmura une nouvelle incantation tout en la berçant tendrement.
- Le Bouclier de Meleithel, reconnut Sariane. C'est la première fois que je vois quelqu'un l'utiliser...
- Un sort très puissant mais qui coûte beaucoup, confirma Morgana, d'une voix étranglée. Il consume les forces vitales pour protéger l'être aimé.
L'incantation achevée, un halo de lumière brillante entourait la fillette. Puis le halo disparut tandis qu'elle l'absorbait progressivement.
- Il faut que tu te caches, ma chérie. Surtout ne te montre pas.
Sa voix était devenue rauque. Regardant plus attentivement, Sariane constata qu'elle était devenue une très vieille femme. Sa peau était pâle et ridée et ses cheveux gris. Ses muscles avaient en grande partie disparu et ses yeux avaient perdu de leur éclat. Lâchant sa fille, elle se leva difficilement.
- Où tu vas maman ? Demanda la fillette, inquiète.
- Il ne te trouvera pas ma chérie, répondit sa mère, éludant la question. Tu devrais essayer de dormir.
La petite fille obéit, s'enroulant dans sa couverture. Mais quand Sariane croisa son regard, elle réalisa qu'elle avait compris ce que sa mère allait faire et qu'elle ne la reverrait plus. Wi'tch lança un sort de sommeil et la fillette s'endormit.
- Elle s'est sacrifiée pour toi...
La Magicienne bleue acquiesça, suivant sa mère du regard. Celle-ci quitta péniblement la petite maison et s'éloigna. Soudain, l'air épaissit. L'atmosphère se fit plus lourde, la chaleur plus forte et le vent se leva. Wi'tch continua de s'éloigner pour mettre autant de distance que possible entre elle et sa fille. Les rafales s'intensifièrent et elle dut s'appuyer aux restes d'une bâtisse délabrée pour ne pas tomber.
- Je t'ai enfin trouvée, déclara une voix chargée d'une joie sadique.
Sariane s'immobilisa, une sueur glacée perlant sur tout son corps. Ce n'était pas la voix grondante et inhumaine de Bugderam qu'elle s'attendait à entendre. Pourtant elle connaissait cette voix. C'était une voix qu'elle connaissait intimement. La sienne. Tremblante, elle vit les ailes écarlates, crépitant d'énergie apparaître au coin des ruines d'un grand immeuble. Puis elle se vit, elle, avançant lentement vers Wi'tch, d'une démarche de prédateur. Dans son regard brillait la haine, la soif de destruction et la joie malsaine du chasseur devant sa proie prise au piège.
- Depuis plus de dix ans tu me files entre les doigts... Mais cette fois tu ne peux plus fuir...
- Je ne me rendrai pas sans combattre, le défia Wi'tch.
- Je l'espère, ce serait une fin indigne de la fille d'un dieu.
La vieille magicienne incanta alors, déversant un déluge de flammes sur l'Ange du Chaos. Ce monstre qui avait tué son père, Queen – qui avait été son professeur durant tant d'années –, ses amis et d'innombrables autres personnes. Durant plusieurs secondes elle déchaîna sa magie, exprimant sa rage et sa frustration. Les ruines fondirent autour d'eux sous l'effet de la chaleur infernale, tandis qu'elle lançait ses dernières forces dans la bataille. Puis le brasier s'éteignit progressivement, ne laissant que de la roche en fusion et quelques flammes éparses. Ses jambes la trahirent et la vieille magicienne tomba à genoux.
- C'est tout ce dont tu es capable ? Demanda Bugderam d'un ton sarcastique tout en marchant dans les torrents de lave comme s'il ne s'agissait que des vagues sur une plage d'été. Tu me déçois, je m'attendais à mieux de la part de la fille du Grand Mage Administrateur... Je suis sûr qu'il doit se retourner dans sa tombe à te voir aussi pitoyablement faible.
- Achève-moi, qu'on en finisse, souffla Wi'tch d'une voix éteinte.
- Oh non, pas si vite voyons. On vient juste de se retrouver, on ne va pas déjà se quitter...
- Que pourrais-tu espérer obtenir de moi ? Grogna la vieille magicienne.
- Tu vas hurler pour moi, sourit Bugderam. Hurler encore et encore pour le seul plaisir de mes oreilles délicates.
Alors que retentissaient les premiers hurlements de douleur, Sariane se retourna lentement.
- J'en ai assez vu... Laisse-moi me réveiller.
- Tu dois comprendre que c'est ce qui arrivera si tu utilises la puissance de Bugderam, insista Morgana, les joues baignées de larmes. Si tu t'entêtes dans cette direction, c'est ce futur qui nous attend...
- Mais que puis-je faire ? À mon réveil, je ne me souviendrai de rien...
- Tu dois trouver la force de te souvenir... Je ne peux t'aider plus, soupira Morgana, un terrible sentiment d'impuissance transparaissant dans sa voix.
Sariane s'éveilla alors dans son lit. Ses draps étaient trempés de sueur et des larmes inondaient ses joues...
« On a voulut me mettre en garde », se souvint-elle. « Mais qui ? Et contre quoi ? ». Elle sentait qu'elle aurait dû se souvenir, qu'un désastre était sur le point de se produire, mais n'arrivait pas à savoir quoi...
Levant les yeux vers la fenêtre, elle vit que le soleil était sur le point de se lever. Une nouvelle journée d'entraînement commençait... Dans quelques semaines elle serait prête, ils pourraient alors se débarasser de Mokuji et tout rentrerait enfin dans l'ordre...