Semaine des lecteurs - Joss Whedon, welcome in geekdom
Pour beaucoup, Buffy est un personnage de série B, une blonde sexy se battant en mini-jupe dans des cimetières, une héroïne de la Trilogie du Samedi. Pour beaucoup, Angel n’est qu’un vampire beau, ténébreux, voire un peu ennuyeux, et Malcolm Reynolds comme Echo sont des inconnus. Pour d’autres, ils sont les idoles d’un royaume où Joss Whedon est roi.
Sur ces terres, on regrette les périples du Scooby Gang de Buffy, on maudit la Fox en mandarin (Nǐ qù sǐ!) comme dans Firefly, et on se presse pour voir les vidéos de la Comic-Con. Bienvenue sur la planète geek.
Rares sont les créateurs bénéficiant d’un culte tel que celui qui est porté à Joss Whedon. A son actif, quatre séries télé (Buffy The Vampire Slayer, Angel, Firefly et Dollhouse), une production étrange mais géniale, conçue pour le net pendant la grève des scénaristes, Dr Horrible Sing-along Blog, deux films, (Serenity - la suite de Firefly - et The Avengers, qui sortira l’année prochaine), des comics, et des contributions à de nombreux scripts. Joss Whedon, c’est aussi une relation compliquée avec la Fox (Nǐ qù sǐ!), qui a entre autres annulé prématurément Firefly (une saison) et Dollhouse (deux saisons).
Adulé sur internet, mal-aimé des networks, Joss Whedon est une figure atypique de l’audiovisuel contemporain, à un point tel que son œuvre dispose d’un surnom: le “Whedonverse”. Ses séries ont pourtant parfois mauvaise réputation, surtout en France où on les qualifie de temps à autre de “débiles” et “pour adolescents”. L’effroyable doublage de Buffy à la télévision française tout comme la relative méconnaissance de Firefly et de Dollhouse n’ont certes pas aidé.
Il faut aussi reconnaître qu’avec Whedon, on a souvent l’impression d’être coincé dans un mauvais clip du début des années 90. Pourtant, si on se laisse happer par l’univers de ses séries, les réticences initiales sont vite remplacées par une addiction obsédante.
Les super-héros de Whedon
Les personnages de Whedon sont avant tout des héros de science-fiction, fortement inspirés par l’univers des comics. Buffy est la tueuse (de vampires, officiellement, mais aussi de monstres en tous genres). Angel est un vampire (mais pas un vampire cruel aux chemises démodées, non: il a une âme), qui s’est donné pour vocation de sauver des innocents à Los Angeles.
Mal Reynolds (Firefly) est le capitaine cow-boy d’un vaisseau spatial; ancien combattant d’une guerre d’indépendance perdue, il s’est reconverti en contrebandier intergalactique. Echo (Dollhouse) est une poupée – comprenez un être humain au cerveau modifié que l’on peut programmer pour lui faire prendre n’importe quelle personnalité; développant une résistance au processus scientifique qui l’asservit, elle découvre progressivement ce qu’elle est.
Leaders nés, entourés d’une bande de fidèles, ils sont engagés dans un combat sans fin contre des super méchants: le monde des ténèbres (Buffy/Angel) et “ceux qui ont le pouvoir” (Firefly/Dollhouse). Parfois, les deux se regroupent, comme dans la saison 3 de Buffy où le maire de Sunnydale est en fait un gros serpent ne voulant rien de moins que l’Apocalypse. Bien souvent, le Mal est en réalité l’humanité entière, ou plutôt la part d’inhumanité en tous, comme l’illustre bien le monde apocalyptique d’Epitaph One et Two dans Dollhouse.
Pour accomplir leur mission, les héros de Whedon disposent d’une force physique hors du commun et de techniques de combat dignes des plus grands ninjas. Ces atouts sont inattendus, Buffy, River (Firefly) et Echo étant toutes trois des jeunes filles un peu frêles. Généralement, l’adversaire commence par se moquer du héros en pensant qu’il le domine largement, avant de se faire battre comme un minable. Outre l’effet comique, cela rend ces super-héros plus humains et plus admirables.
A travers ces personnages, Joss Whedon explore avec talent de nombreuses thématiques: ambigüité entre Bien et Mal – ses héros, dans le fond, n’aimeraient-ils pas faire autre chose que ce qui est bien ? – solitude du héros, sens du devoir et surtout du sacrifice, et amour interdit (le couple Buffy/Angel est désormais mythique). Ils sont tous profondément amoureux, oui, mais ils ont des choses plus importantes à faire que d’être heureux; sauver le monde, notamment.
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Le burlesque sérieux
L’œuvre de Whedon serait déjà d’une qualité honorable si elle s’arrêtait là. Mais en plus d’être des super-héros, ses personnages sont aussi des antihéros. Avec eux, on ne sait jamais si on est dans une parodie ou dans un drama, puisque dans un contexte très sérieux, ils peuvent à tout moment dire quelque chose d’absolument ridicule. Les dialogues entre Buffy et ses adversaires, précédant de nombreuses scènes de combat, sont hilarants et dans Firefly, près de la moitié des échanges frôlent l’absurde.
Dans le Whedonverse, le comique a trois fonctions principales: faire rire, rendre le personnage plus humain, et mettre de la distance entre le spectateur et la série. Chez Whedon, on “entend” les dialogues, moment de dérision et d’autodérision. Leur décalage et leur ironie restent souvent incompréhensibles pour un public maîtrisant mal les us et coutumes geek.
Par exemple, quand Mal Reynolds explique à son équipage que River dispose de dons de voyance, l’un d’entre eux (Wash) s’écrie: “Psychic, though ? That sounds like something out of science fiction” et sa femme (Zoe) lui répond “We live in a space ship, dear*.” Tordant, non ? On peut rajouter à cet humour particulier un vocabulaire à part (notamment le slayer slang) et une légère tendance à rajouter des “y” à la fin des mots.
Certains épisodes, dont la tonalité frappe par sa différence, illustrent toutefois que Whedon donne aussi dans l’esthétique. Out of Gas (Firefly) met en scène trois temporalités de narration, deux niveaux de flashbacks s’ajoutant à l’errance de Mal Reynolds, seul et blessé, dans son vaisseau. The Body (5X16) est probablement le meilleur épisode de Whedon.
Buffy y découvre le corps sans vie de sa mère et est confrontée à un drame qui la touche dans sa vie normale; être une tueuse ne lui est d’aucun secours, ne lui donne aucune clé, n’apaise rien. Il n’y a pas de musique dans l’épisode, les plans sont décalés, les bruits extérieurs exagérés, les voix modifiées, et surtout, de longs moments de silence viennent déranger le téléspectateur, qui n’est plus si confortablement installé dans son canapé et qui ressent le choc qui touche Buffy dans la destruction de ses repères traditionnels de visionnage.
Whedon aime bousculer et repousser les limites du genre. Dans Normal Again (6X17), Buffy croit qu’elle est en réalité dans un hôpital psychiatrique et qu’elle a inventé son monde fantastique: serait-elle le fruit des délires d’un schizophrène ? De même, Whedon est, à ma connaissance, le seul réalisateur à avoir tué dans le neuvième épisode de la première saison d’une série (Angel) l’un des personnages du générique (Doyle). Ironiquement, l’épisode s’achève sur l’extrait d’une vidéo que regardent en souvenir ses amis, Cordelia et Angel, et où ce personnage s’interroge: “Is that it ? Am I done ?“**
Il est en fait difficile de catégoriser l’œuvre de Whedon, dans laquelle on retrouve jusque des influences philosophiques; Objects in Space (Firefly) aurait par exemple été inspiré par l’existentialisme. Sa dernière série, Dollhouse, atteint un niveau de complexité et de réflexion presque élitiste. Les traits d’humour s’y font rares et même les idioties de Topher ne permettent plus de dépasser la noirceur de la tonalité générale.
Entre la quête identitaire et l’appartenance à une communauté
Le fil rouge de l’œuvre de Whedon est incontestablement celui de l’identité, ses quatre séries mettant en scène une quête initiatique perpétuelle (cela fait 200 ans qu’Angel se cherche !) L’idée de créer Firefly lui serait venue en regardant un documentaire sur les vaincus de la guerre de Sécession américaine: quelle place pour Mal Reynolds dans ce monde qui lui rappelle constamment sa défaite ?
Joss Whedon semble fasciné par les relations entre ce questionnement identitaire et les dérives du cerveau humain. On retrouve ce thème dans Buffy (Tara, réduite à l’état d’enfant), dans Firefly (River, à la suite d’expérimentations conduites sur son cerveau), et bien sûr dans Dollhouse, où il devient central. Au final, Whedon passe son temps à questionner ce qui constitue l’identité: est-ce le cerveau ? l’histoire ? ce petit quelque chose en plus ?
Cette quête d’identité se résout (partiellement) à travers l’appartenance à une mission mais surtout à un groupe. En ce sens, les héros de Whedon sont à la fois des héros d’acquisition et d’accomplissement. Evoluant tous dans des groupes stables et solidaires, ils placent l’amitié au-dessus de tout – non seulement parce que leurs amis les aident à être les super-héros qu’ils sont, mais parce qu’ils leur permettent de se donner une identité autre, d’exister en tant qu’individu et non seulement en tant que super-héros.
Les personnages secondaires sont ainsi extrêmement importants dans l’œuvre de Whedon. Qu’ils soient dotés de qualités spéciales ou simplement d’une volonté implacable, ils n’ont pas pour seule fonction narrative de participer à la réalisation du héros. Comme le chante si bien, avec une ironie à double tranchant, Captain Hammer dans Dr Horrible, “everyone’s a hero in their own way“***. Il n’y a pas de personnages secondaires, seulement des héros secondaires.
C’est donc une communauté que le téléspectateur est invité à contempler. Mieux, grâce à l’humour si particulier des séries de Whedon, le spectateur devient un membre à part entière de cette communauté: il fait partie du gang. La mise à distance effectuée par les dialogues comiques n’éloigne pas le spectateur de la série, mais achève au contraire de l’y intégrer.
Quand les personnages parlent, ils s’adressent aussi à ce membre du groupe invisible à l’écran, assis sur son canapé. C’est sans doute ce qui explique l’attachement profond des fans à chacune des séries, mais aussi plus globalement au Whedonverse. La Fox (Nǐ qù sǐ!) et les autres peuvent annuler ses séries tant qu’elles veulent, Joss Whedon aura toujours une famille pour le défendre.