Le cinéaste cambodgien, dont plusieurs des films précédents tournaient déjà autour du génocide perpétré par Pol Pot et sa dictature, est parvenu à une forme d'achèvement : la confrontation sur le lieu même des faits (le centre S-21), de deux rescapés et de quelques-uns de leurs anciens bourreaux.
Des deux premiers se détache la sage et belle figure du peintre Vann Nath, médium presque idéal pour le cinéaste. Son regard est sans haine, son questionnement paisible est implacable, à la mesure de ce qu'il a subi il y a quelque vingt-cinq ans. Face à lui, des hommes encore jeunes, la quarantaine au plus. On le réalise encore mieux au détour d'une phrase où l'un d'eux parle en toute rude franchise des désirs que les gardes éprouvaient parfois pour leurs prisonnières : la plupart étaient adolescents. Des ados fanatisés, la pâte à modeler de la terreur.
Le défi insensé du film de Rithy Panh, ô combien crucial et productif, est de faire rejouer à ces adultes un peu de l'insupportable routine du camp où l'on torturait jusqu'à la mort la « destruction », disait la propagande officielle. Dans les gestes saccadés du geôlier, ses invectives quasi aboyées, bouge encore, des années après, le gamin endoctriné. Rithy Panh procède en longs plans-séquences dépourvus de toute intention spectaculaire, et par leur dénuement même (ces salles-là du centre sont actuellement vides), ils sont d'une force d'évocation sidérante.
On scrute avec le cinéaste ces visages de pierre comme s'il était possible d'y lire les progrès de la conscience. Au fond, et c'est sans doute la clé du film et de son acuité inouïe, le regard de Rithy Panh nous frappe par une forme d'attention douloureuse, terrifiée mais pas si loin d'être empathique. Celle d'un Cambodgien qui, avant son exil pour la France, en 1979, vit d'assez près ce que voulait dire embrigadement chez les Khmers rouges.
Il n'y a qu'un remède, alors : faire parler. Non sous la torture et pour obtenir du vent, mais sous l'éclairage du cinéma et pour arracher un peu de vie et d'humanité à ces années de mort. Le film est un moulin à paroles, où aucun mot n'est superflu. Il se clôt sur la mosaïque des photos de victimes, dans cette partie du S-21 qui est aujourd'hui le musée du Génocide, puis sur l'ex-salle de détention, cette fois complètement déserte, et sur un silence qui a, semble-t-il, encore des choses à dire.