Les Français sont les champions d'Europe de la consommation de psychotropes. Ce constat a beau avoir été maintes fois dressé, la tendance ne s'est jamais inversée. "Dans ce domaine, on a le sentiment que tout a été dit mais que rien n'a été fait", estimait déjà, en 1996, le professeur de psychiatrie Edouard Zarifian, dans un rapport sur la prescription de ces médicaments. Relire les études et les déclarations faites depuis douze ans par les responsables politiques ou ceux de l'assurance-maladie sur ce sujet est un exercice édifiant.
Commandé par le ministère de la santé, le rapport Zarifian, qui dénonçait clairement la surconsommation de somnifères, tranquillisants et autres antidépresseurs avec son cortège de dépendance et d'effets secondaires, donna lieu à une réaction pour le moins laconique d'Hervé Gaymard, alors secrétaire d'Etat à la santé : "C'est un phénomène de société qui nous concerne tous." Bref, tout le monde serait responsable (médecins, patients, industrie pharmaceutique, pouvoirs publics) mais personne ne serait coupable. Douze ans plus tard, rien n'a changé.
Le décalage reste profond entre la population prise en charge par le biais de ces médicaments qui agissent sur le système nerveux central et la population "réelle" qui aurait besoin de ce type de traitement. Le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), publié le 23 septembre par l'Institut de veille sanitaire et consacré à la santé mentale en France montre que les épisodes dépressifs majeurs touchent, suivant les études, entre 5 % et 7 % de la population (environ 3 % concernent des épisodes "sévères"). Soit un taux de prévalence très inférieur aux taux de consommation.
En 1998, le gouvernement voulait parvenir à baisser de 10 % le recours aux psychotropes. En 2004, l'assurance-maladie retenait parmi ses cinq thèmes de "prescriptions inappropriées" celles de tranquillisants et de somnifères et espérait ainsi aboutir à une économie de 33 millions d'euros. Les médecins libéraux étaient appelés à modifier leurs habitudes au nom du "bon usage de soins". Las. Ces deux dernières années, la légère baisse du montant des remboursements a été obtenue par les génériques et le déremboursement de la phytothérapie sédative.
Les psychotropes ont été détournés de leur usage premier (l'épisode dépressif majeur) pour soigner le mal-être, "l'anxiété sociale" et en devenir l'unique réponse. Résultat : des personnes véritablement déprimées sont sous-diagnostiquées, et de nombreux malades imaginaires, surmenés, fatigués, consultent en mettant sur le compte de la dépression les difficultés du quotidien. Les psychotropes coûtent une fortune à la Sécurité sociale. Or uneanalyse publiée en début d'année conclut que, en dehors des dépressions sévères, les antidépresseurs les plus prescrits ne sont pas plus efficaces qu'un placebo...
Les dérives de cette consommation sont favorisées par le fonctionnement du système de santé. Dans un rapport commandé en 2006 par l'Office parlementaire d'évaluation des politiques de santé (Opeps), des chercheurs de l'Inserm et de l'université Bordeaux-II ont clairement listé les raisons de cette gabegie médicamenteuse. En premier lieu, elle est à l'image de l'engouement suscité dans notre pays par le médicament. Antibiotiques, statines, antidépresseurs, la France a des comportements d'exception en matière de consommation pharmaceutique.
MANQUE D'EXPLICATIONS ET MALENTENDU
Cette gabegie est aussi favorisée par le système du paiement à l'acte des médecins libéraux, qui engendre un manque de temps et d'écoute ; par le réflexe quasi systématique de l'ordonnance ; par une formation médicale initiale et continue insuffisante en pharmacologie et trop souvent assurée par l'industrie pharmaceutique sans information universitaire contradictoire. S'y ajoute le déni des médecines alternatives ; un public qui a modifié sa relation entre le normal et le pathologique et des pouvoirs publics qui peinent à délivrer une information médicale claire.
La campagne nationale Dépression, en savoir plus pour en sortir, lancée il y a un an, a péché par son manque d'explications sur ce qu'il ne faut pas classer sous le terme de dépression, sur la différence entre une tristesse ou un vague à l'âme et un véritable état dépressif. Ou entre des difficultés pour s'endormir liées à une mauvaise hygiène de vie et une véritable pathologie du sommeil.
Un malentendu s'est installé dans la relation médecin-patient. Une enquête européenne réalisée en 2005 pour l'assurance-maladie montre que, pour les troubles du sommeil, 92 % des médecins disent ressentir "une attente de prescription", alors que seuls 27 % estiment que ce problème nécessite forcément un médicament. Les patients ne sont que 25 % à déclarer souhaiter une ordonnance lorsqu'ils consultent. Ils veulent "des explications", "des conseils" et "une écoute". Mais comment accorder cette thérapie de la parole si nécessaire quand il s'agit d'une plainte psychique, lorsqu'une consultation pour une rhinopharyngite est rémunérée de la même façon que celle, normalement plus longue, pour un patient qui se plaint d'être anxieux, stressé ou insomniaque ?
Les généralistes sont en première ligne ; ce sont les fantassins qui récupèrent toutes les petites et grandes souffrances psychiques, ce "mal- être" si peu cerné. Le recours à un psychologue n'est pas remboursé, et la consultation d'un psychiatre s'avère très compliquée dans certaines régions. Selon l'Atlas de la démographie médicale, la densité de médecins spécialistes en psychiatrie varie, suivant les départements, de 6 à 79 pour 100 000 habitants. Avec 1 714 psychiatres, Paris en compte davantage que la Picardie (216), le Nord-Pas-de-Calais (461), la Normandie (395), la Lorraine (266) et Champagne-Ardenne (132) réunis... Les épisodes dépressifs majeurs touchent davantage les femmes, sont favorisés par le poids de certains événements (enfance marquée par une maltraitance physique, veuvage, divorce, chômage, invalidité) et, toutes choses égales par ailleurs, sont plus fréquents dans les quartiers défavorisés où peu de psychiatres sont installés.
Si des études esquissent le profil des vrais dépressifs, il manque cruellement d'études épidémiologiques sur les consommateurs de psychotropes. Entre la psychothérapie, difficilement accessible, et des médecines alternatives souvent méprisées par l'establishment médical, le marché des psychotropes ne connaîtra pas la crise.