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Vers la lumière

Laerane flottait dans l'air frais du petit matin. Elle dérivait au dessus des vagues de l'Océan de Narchor, se laissant porter par le vent marin. Au nord-est, elle apercevait le port d'Eigoth – sa ville natale – qui s'éveillait lentement... Les marins chargeaient ou déchargeaient les immenses navires commerciaux au couleurs de Golan ou de la République d'Helenia. Les marchands ouvraient leurs boutiques et les gardes commençaient leur ronde paresseuse...
Rapidement, Laerane se désintéressa de ce spectacle ordinaire, de ces humains affairés et des mouettes qui les survolaient. La fillette tourna son attention vers l'océan que le soleil levant faisant briller de reflets d'or et d'argent. Elle avait toujours été fascinée par le soleil, cet astre flamboyant qui parvenait à lui seul à dissiper la nuit que les étoiles peinaient tant à éclaircir ne serait-ce qu'un peu...
Depuis qu'elle avait découvert, quelques mois plus tôt, qu'elle était capable de projeter son esprit hors de son corps, Laerane n'avait pas raté un seul levé de soleil. Sous sa forme spirituelle, elle pouvait le regarder en face sans craindre de perdre la vue ou même de se faire mal aux yeux...
Le soleil n'était pas la seule chose qu'elle aimait contempler. Elle passait des heures à regarder les oiseaux marins planer au dessus des flots, accompagnant leur vol, invisible et immatérielle... Elle aimait l'incroyable sensation de liberté qu'elle éprouvait, libérée de la pesanteur, libérée de la faim, libérée de la douleur...
Sa vie n'avait pas été très heureuses avant cela... Dernière née d'une famille pauvre d'Eigoth, elle s'était retrouvée livrée à elle-même quand la fièvre avait emporté ses parents et la majorité de ses frères et soeurs... Elle mangeait rarement à sa faim et vivait de la générosité limitée des Eigothiens, dont certains prenaient en pitié cette fillette de six ans aux vêtements déchirés... Cela faisait près d'un an qu'elle avait vu sa mère dépérir en quelques jours sous l'effet de la maladie. Elle avait assisté à ses dernières convulsions de douleur. Depuis, Laerane n'avait plus prononcé un mot. Elle n'était même plus sûre de savoir encore comment faire... Cela faisait si longtemps...
S'arrachant à ses souvenirs, la fillette suivit la course d'un groupe de rethis, des poisons volants dont le Golfe d'Eigoth foisonnait. Plongeant avec eux dans les flots calmes avant de se propulser à nouveau dans les airs... Elle aimait les reflets nacrés des écailles rouges des rethis et leurs longues nageoires vertes, pareilles à des ailes...
Laerane commençait à ressentir la fatigue... Cela faisait plusieurs heures déjà qu'elle s'était séparée de son corps meurtri par les nuits passées sur les pavés froids et affaibli par la faim et son esprit commençait à s'épuiser. Comme souvent ces derniers jours, elle se demanda ce qui se passerait si elle ne ré-intégrait pas son enveloppe charnelle... Son corps mourrait-il ? Son esprit serait-il alors libre d'errer pour l'éternité au dessus de l'océan ou bien se dissiperait-il progressivement, privé de son ancrage matériel ?
Les jours précédents, elle avait toujours eu trop peur et fini par rejoindre son corps... À chaque fois, il s'était révélé plus affaibli, plus amaigri... Ses longs cheveux noirs étaient devenus cassants et presque blancs... Sa peau avait perdu sa couleur... Elle sentait bien qu'elle ne tiendrait plus très longtemps à ce rythme... Mais chaque jour, elle poussait un peu plus loin...
Le soleil était maintenant haut dans le ciel. Jamais encore elle n'était restée aussi longtemps loin de son corps... Elle sentait le lien ténu qui la reliait à lui s'effilocher progressivement... Et avec lui, ses souvenirs s'envolaient un par un... Elle revit l'image de sa mère mourante, de sa sœur jumelle poussant son dernier soupir, elle ressentit la puanteur de la mort envahissant la maison... Puis tous disparurent. D'abord les images, puis le souvenir de leur mort et de la tristesse qu'elle avait éprouvé... Enfin, elle oublia jusqu'à leur existence...
Elle revit ensuite des événements plus récents. Son frère Kear, de trois ans son aîné, qui lui apportait à manger de temps en temps, jusqu'au jour où un marchand de fruits l'avait pris en train de voler... Il avait tenté d'échapper à la garde comme il le faisait souvent, mais cette fois, il avait été trop lent... Il avait été jeté dans un cachot, à travers les barreaux duquel Laerane l'avait vu mourir à son tour... Puis ces souvenirs là disparurent aussi, comme emportés par le vent marin...
Laerane regarda autour d'elle. Elle ne se rappelait plus son nom... En avait-elle jamais eu un ? Levant ses yeux immatériels vers le ciel d'un bleu profond et parsemé de petits nuages blancs, elle suivit un instant du regard un couple de mouettes qui volaient vers le port... Enfin, elle contempla le soleil qui poursuivait sa course paresseuse vers l'ouest... Sans réfléchir, son esprit commença à monter... Monter vers l'astre du jour et sa lumière bienfaisante...
Progressivement, elle perdit l'odorat, cessant de sentir l'air marin... Puis ce fut le tour de l'ouïe, le bruit de vagues devenant un simple murmure avant de laisser place au silence... Enfin, elle perdit la vue et ce qui restait de son esprit se dissipa...
À plusieurs kilomètres de là, dans une ruelle sombre d'Eigoth, le corps maigre d'une fillette de six ans aux cheveux blancs et aux vêtement déchirés et crasseux poussa son dernier soupir...

Deux-Lames

Il pleuvait sur les collines de Norlen. À l'est, les Noldolis étaient à peine visibles, masqués par la brume et la pluie. L'eau imprégnait la terre et dévalait les pentes en une multitude de petits ruisseaux.
L'homme marchait le plus discrètement possible, évitant les plus grosses flaques et faisant attention à ne pas glisser. Ses cheveux bruns striés de gris et coupés courts dégoulinaient de pluie. Ses yeux gris étaient à l'affût du moindre mouvement. Les collines grouillaient de Guerriers de Nol, ces farouches montagnards peuplant le nord des Noldolis, et il ne tenait pas à être repéré.
Trois jours plus tôt ils avaient attaqué le village de Norelis à quelques lieues au nord-est de Namgis, déclarant la guerre à l'Empire d'Enlinis. Ils espéraient reprendre les collines que l'Empire leur avait arraché de haute lutte quelques siècles auparavant.
Kalean Ul'Ithean vivait à Norelis avant l'attaque. Général dans l'armée de l'empereur durant vingt ans, il avait démissionné deux ans plus tôt et était revenu vivre dans le village de son enfance, accompagné de sa femme et de ses deux filles.
Quand les Guerriers de Nol attaquèrent, par une belle matinée de printemps, les moreliens furent pris par surprise. Certains tentèrent de résister mais furent submergés par les montagnards... D'autres voulurent se rendre et furent égorgés... Une fois la bataille finie, les envahisseurs pilèrent le village avant d'y mettre le feu...
Kalean revenait de Namgis ce jour là. Quand il atteignit Norelis sous les rayons orangés du soleil couchant, il ne restait plus du village que des ruines fumantes. Les rues étaient jonchées de cadavres, abandonnés sur le lieu de leur mort. Certains avaient encore les yeux écarquillés de terreur ou de douleur et tous arboraient des blessures sanglantes...
Arrivé sur le place centrale, Kalean aperçut le corps de sa femme Laura au milieu d'une dizaine d'autres corps. Ces femmes là étaient trop âgées pour intéresser les envahisseurs et avaient été simplement égorgées... Lina et Neilla, ses filles âgées de quinze et dix-sept ans, qu'il retrouva quelques mètres plus loin n'avaient pas eu cette chance... Leurs corps nus portaient les marques de la sauvagerie des guerriers...
Kalean n'imaginait que trop bien ce qu'elles avaient enduré. Soldat de métier, il avait été témoin de nombreuses atrocités... Dont certaines commises par ses propres hommes, deux ans auparavant, alors qu'il était chargé de mater une révolte dans le sud de l'Empire. C'était suite à cet incident qu'il avait quitté le service de l'empereur...
Il fut brutalement rappelé au présent par un bruit de voix toute proche. Se dissimulant derrière un buisson, il vit passer un groupe de trois guerriers. Ils parlaient la langue des montagnards et Kalean ne put saisir que quelques mots de leur conversation... Mais cela fut suffisant. Ces trois guerriers venaient du campement où se trouvait Harak le Borgne, le guerrier qui dirigeait l'invasion des collines. Quand ils eurent disparu, Kalean reprit son chemin en direction du campement, replongeant rapidement dans ses souvenirs...
Il avait passé la nuit immobile près des corps inanimés de sa femme et de ses filles. Au petit matin, il était enfin sorti de sa torpeur et avait entreprit de creuser trois tombes. Lorsqu'il eut enseveli les trois corps, il planta au dessus de chacune des tombes un rondin de bois gravé au nom de son occupante, comme il était coutume de le faire dans l'Empire. C'est alors qu'agenouillé devant la tombe de sa fille aînée, il avait pris sa décision. Il avait juré de tuer le chef des envahisseurs, responsable de l'attaque... Puis il s'était levé et, sans un regard en arrière, avait quitté les ruines de Norelis, abandonnant les dizaines d'autres corps aux charognards.
Il atteignait maintenant son but. Caché derrière un arbre centenaire, il observait le campement des Guerriers de Nol, guettant l'occasion qui lui permettrait de tuer Harak. C'est alors qu'il le vit. Un grand guerrier au corps musclé vêtu de fourrures. Ses cheveux et sa barbe en bataille étaient d'un noir de jais, parsemé ça et là de quelques fils gris. Son œil droit était caché par un masque de cuir...
Kalean n'avait pas d'arc, seulement ses deux épées courtes qui lui avaient valu son surnom de Deux-Lames. Il n'en sortirait pas vivant... Mais cela n'avait pas d'importance...
Dégainant ses lames jumelles, il s'avança à découvert, d'un pas calme et décidé. Des guerriers l'aperçurent et crièrent des avertissements en brandissant leurs armes. Mais il avançait toujours, le regard fixé sur le chef.
D'un coup de taille, il égorgea un premier guerrier qui s'approchait sur sa gauche. Sans quitter sa cible des yeux, il plongea l'une de ses lames dans la poitrine d'un second guerrier, arrivant sur sa gauche et de l'autre ouvrit le ventre d'un troisième. Il continua à avancer, ses lames jumelles laissant derrière elles une traînée sanglante...
Il n'était plus qu'à quelques mètres de sa cible quand il sentit dans son épaule la morsure d'une pointe de flèche. N'y prêtant pas attention, il décapita un guerrier d'un unique mouvement meurtrier.
Une autre flèche transperça sa cuisse, puis une troisième l'atteignit à la hanche. Ignorant la douleur, Kalean avançait toujours vers sa cible qui l'attendait, une gigantesque hache de guerre à la main.
Derrière lui s'alignaient les corps ensanglantés de treize guerriers de Nol quand enfin, il l'atteignit. Son adversaire était handicapé par sa lourde hache qui était plus adaptée à une bataille qu'à un duel, mais Kalean avait perdu beaucoup de sang... Il évita le premier coup en roulant sur le côté et gémit de douleur en tombant sur la flèche plantée dans son épaule... Se relevant d'un bond, il parvint à blesser le guerrier au front, mais dû à nouveau reculer pour éviter la hache.
Autour d'eux, les guerriers avaient formé un cercle pour observer le duel. Plus aucun ne faisait mine d'attaquer...
Kalean para un autre coup de hache de ses deux lames croisées, mais la violence du coup engourdit ses bras. Son adversaire en profita pour amorcer un second coup. Kalean vit la hache fondre sur lui. Il n'aurait pas le temps de l'esquiver.
Ainsi périt Deux-Lames...

La fin d'Eltegalis

Un silence tendu régnait dans le petit fortin, troublé par le bruit de la pluie. Les défenseurs alfalis tenaient bon contre les assauts répétés des armées d'Angmor. Depuis près de dix ans déjà, les hordes humaines et orques déferlaient sur Eltegalis. Du glorieux royaume des alfalis, il ne restait que quelques foyers de résistance comme celui-ci... Mais tous tombaient un à un, submergés par le nombre des envahisseurs...
Aldrian était assis dans la tourelle sud du fortin. Par la meurtrière, face à lui, il regardait la pluie tomber sur le campement orc... Les guerriers à la peau verte tatouée de symboles guerriers et aux yeux rougeoyants de la folie sanguinaire instillée à ses soldats par Morgon, le Prince Noir d'Angmor, étaient innombrables... Chaque jour, les vaillants alfalis les tuaient par centaines, mais toujours ils revenaient à l'assaut, toujours plus nombreux...
Les défenseurs, quant à eux, s'épuisaient progressivement... Eux n'étaient pas remplacés par des troupes fraîches à chaque assaut... Ils mouraient un par un, fauchés par une mort inévitable, malgré leur habileté aux armes ou leur maîtrise de la magie... Que pouvaient faire quelques dizaines de guerriers face à la multitude des soldats d'Angmor ? Aldrian avait vu mourir tant de ses frères et soeurs qu'il en avait perdu le compte...
Aujourd'hui, Valin l'Épéiste était tombé à son tour... Valin était un guerrier hors pair, capable de vaincre un régiment entier à la seule force de son épée magique... Il avait tué quarante-deux orcs aujourd'hui avant que l'un d'entre eux ne trompe sa garde affaiblie par des jours de combats acharnés. Il était mort sans un cri, sous les yeux d'Aldrian, une épée orque lui traversant la poitrine...
Valin et Aldrian étaient amis d'enfance et frères d'armes... Ensemble ils avaient appris la science de l'épée auprès de Maître Seïnon, un vieux maître d'armes retraité de l'armée du roi. Des deux, Valin avait toujours été le plus rapide et le plus ingénieux, tandis qu'Aldrian avait pour lui une endurance peu commune, même parmi les alfalis. Ils venaient à peine d'achever leur formation et d'intégrer la garde d'un seigneur local quand la guerre avait éclaté... Eltegalis et Angmor n'avaient jamais eu de relations amicales et les escarmouches avaient toujours été nombreuses aux frontières, mais cette fois, c'était la guerre. Le Royaume Noir vomissait un flot continu de guerriers possédés par une furie meurtrière qui les faisait ignorer la peur. Ils se battaient jusqu'à la mort, sans jamais reculer... Ils mouraient par milliers, mais d'autres les remplaçaient aussitôt...
Peu à peu, les forces d'Eltegalis avaient perdu du terrain, abandonnant leurs cités du nord à l'ennemi... Des années passèrent sans que le flot de soldats d'Angmor ne se tarisse. Aujourd'hui, Eltegalis agonisait. Le royaume, autrefois puissant et prospère, n'était plus que ruines... Et le peuple des alfalis allait disparaître avec lui... Ce n'était plus qu'une question de temps...
Soudain, un grondement sourd s'éleva. Gagnant en intensité il couvrit peu à peu le bruit de la pluie. Aldrian jeta un coup d'œil inquiet aux orcs qui les assiégeaient, mais eux aussi semblaient désorientés par ce bruit inquiétant...
Le grondement était maintenant assourdissant, tandis que le sol commençait à trembler, d'abord légèrement, puis de plus en plus violemment. Le guerrier alfalis sentit la tour trembler sur ses fondations. Entendant le bruit sourd des pierres qui s'entrechoquent, il descendit précipitamment l'escalier de la tour. Arrivé dans la cour, il rejoignit les trente-trois autres survivants du fortin. Parmi eux, seize seulement étaient adultes et en état de se battre, les autres n'étaient encore que des enfants ou bien étaient des infirmes, rescapés des combats précédents.
Le fortin ne comptait qu'un seul mage. Celui-ci était assis dans l'herbe boueuse du centre de la cour. Il avait les yeux fermés et les mains tendues vers le ciel. Se lèvres murmuraient une incantation et une colonne de lumière verte jaillissait de tout son être, s'élevant vers les nuages. Au loin, Aldrian apercevait d'autres traînées lumineuses aux couleurs disparates : écarlates, turquoises, jaunes d'or...
- Les mages et les prêtes tentent un dernier assaut sur Angmor, expliqua un guerrier à sa droite. Il a dit qu'ils n'y survivraient pas, mais qu'Angmor non-plus... Mais je doute que cela puisse sauver le royaume...
Les guerriers Alfalis peinaient à tenir debout tant la terre tremblait. Beaucoup étaient tombés au sol et se couvraient les oreilles de leurs mains pour tenter de les protéger du grondement effroyable. Les murs et les tours du fortin se fissurèrent un à un avant de s'effondrer, lâchant de gros blocs de roche, qui écrasèrent plusieurs assiégés...
Puis tout s'arrêta. Le sol cessa de trembler et le grondement laissa à nouveau place au doux bruit de la pluie. Le corps sans vie du mage s'affaissa tandis que les dernières étincelles lumineuses le quittaient pour s'envoler vers les cieux. Les mages et les prêtres d'Eltegalis venaient d'ensevelir Angmor sous des milliards de tonnes de roches, défigurant le continent et y laissant leur vie...
Mais cela, les derniers alfalis du fortin en ruine n'en savaient rien... Tout ce qu'ils voyaient, c'était l'armée orque qui chargeait... Se jetant des regards résignés, les guerriers dégainèrent leurs armes...
« Une nouvelle ère commence... », songea Aldrian. « Une ère où les alfalis n'auront pas leur place... »
Puis il dégaina sa propre lame et s'apprêta à mourir...